Histoire du petit livre que personne ne voulait lire
 





Il était une fois, un petit livre que personne ne voulait lire. Il avait pourtant élu domicile dans une belle librairie, spacieuse, en compagnie de beaucoup d’autres livres. Mais s’il voyait, jour après jour, ses compagnons trouver lecteur, lui restait désespérément le seul que personne, jamais, ne sortait de son rayon.

 

Plusieurs fois par semaine, pourtant, il sentait une main le saisir de son étagère et, plein d’espoir, il se disait : « ça y est ! je vais enfin pouvoir être lu… Je vais enfin sentir des doigts tourner délicatement mes pages, je vais enfin pouvoir offrir à quelqu’un toutes les pépites que je sais renfermer en moi… » Mais malheureusement, ce n’était jamais un lecteur… C’était seulement la libraire qui, sur son étiquette, vérifiait la date à laquelle il était arrivé dans la librairie pour déterminer quand elle allait pouvoir le retourner à son éditeur… Celui qui avait décidé qu’il aurait le droit d’exister… Le petit livre savait que son temps était compté, et il avait conscience que chaque jour de plus dans la librairie était un cadeau qui lui était fait, comme une opportunité de pouvoir devenir autre chose qu’un petit tas de papier et d’encre… Une oeuvre, en somme… Comme tous ses compagnons…
 
Mais ne pensez pas que le petit livre n’aurait pas aimé revoir celui qui l’avait conçu ! Bien au contraire, le petit livre adorait son éditeur, celui qui lui avait permis d’être un vrai livre. Sans lui, en effet, il ne serait resté que ce magnifique texte, accouché laborieusement, mais avec amour, durant de nombreuses années, et que personne n’aurait jamais eu l’opportunité de lire. Il ne serait resté que l’obsession de son auteur, une obsession sans cesse remise à plat, réécrite et tarabiscotée, une éternelle insatisfaction que l’auteur n’aurait jamais pu, néanmoins, abandonner.

L’éditeur avait été son premier lecteur, et c’est dans ces yeux âgés, emplis de l’expérience de millions de mots, que le petit livre s’était senti pour la première fois beau, lorsqu’il avait senti la larme et le rire qui, depuis bien trop longtemps, n’avaient réussi à secouer l’éditeur.

C’est ainsi qu’il était devenu un livre : parce qu’il avait réussi à ramener de l’éternité dans ce magnifique  et torturé cerveau fatigué…
 
 
 
Il s’était ainsi multiplié, et avait été envoyé dans ce qu’on lui avait dit être des librairies, des lieux où des âmes aussi belles que celles de l’éditeur venaient vivre dans du papier une multiplicité de vies extraordinaires…

Mais malheureusement, l’éditeur n’avait pas beaucoup d’argent… C’est pour cette raison que, contrairement à beaucoup d’autres qui étaient venus à plusieurs, lui était arrivé seul, avec la seule certitude de recéler un trésor qui ne demandait qu’à être donné. Là où les autres avaient été disposés en pile sur des tables, ou encore à même les murs, lui avait été directement placé dans un rayon, étouffé entre d’autres livres, ne laissant apparaitre que sa tranche, pour son malheur pas très épaisse !

Et, chaque jour, il voyait ses compagnons trouver des lecteurs tandis que lui, invisible dans ce lieu qu’on lui avait tant vanté mais où il se sentait si petit, restait immobile, sauf lorsque la libraire vérifiait encore une fois la date inscrite sur son étiquette.

Ce fût quelques semaines après son arrivé que son sort fût scellé : le petit livre n’avait, malgré ses prières, toujours pas trouvé lecteur… La libraire, comme à l’accoutumée, vérifia la date sur son étiquette. le petit livre, désespéré, hurlait : « mais ouvre-moi ! Je sais que si tu lis ne serait-ce que mes premières lignes, tu seras emportée, comme l’éditeur… Il faut que tu m’ouvres, bon sang de bois ! »
 
 
 
Mais la libraire resta sourde à son appel. C’est dans une caisse qu’il se retrouva, en compagnie d’autres compagnons d’infortune n’ayant pas, eux aussi, réussi à exister pleinement pour ce lecteur qui n’était jamais venu… Bientôt, en pile sur une étagère, le petit livre comprit que tout était fini… Plus de libraire, plus de lecteur… Rien que le vide, et l’attente de son anéantissement…

Vous pensez que cette histoire est finie ? Elle aurait pu l’être, bien entendu, mais je n’aime pas les histoires qui se terminent mal, même si pour de nombreux livre, la fin se révèle en réalité dramatique. Mais dans le cas du petit livre que personne ne voulait lire, il advint que la personne préparant les colis d’invendus pour qu’ils soient renvoyés aux éditeurs, un jeune étudiant taciturne à qui bien peu parlaient, le fit tomber au moment où elle allait le placer dans le fatidique carton.

Le jeune homme, pour la première fois depuis que le petit livre était arrivé, l’ouvrit, et, avec l’énergie de celui qui n’a plus rien à perdre, le petit livre lui livra toutes les beautés qu’il portait en lui. Alors, pour la première fois, le petit livre sentit la caresse des doigts tourner ses pages, et il vit dans les yeux du jeune homme la même lumière que dans le vieux regard de l’éditeur. Il avait réussi, il avait trouvé son lecteur, et avait enfin accompli sa destinée…
 
Et lorsque, bien des années plus tard, on demanda à un grand écrivain quel était le roman qui avait bouleversé sa vie, celui-ci se rappela du petit livre qui, désormais corné, annoté, lu et relu, ne l’avait, dans la poche intérieure de sa veste, plus jamais quitté depuis ses 18 ans…

La morale de cette histoire ? Si, aujourd’hui ou un autre jour, vous décidez de vous rendre dans une librairie, soyez curieux ! Peut-être qu’un petit livre que personne ne voulait lire attend de bouleverser votre vie.
 
 
Copyright : Lionel Clément
Signature : Lionel Clément