Pourquoi le projet de rachat d'Hachette par Vincent Bolloré inquiète le monde du livre
 




Alors que Vincent Bolloré doit annoncer officiellement sa retraite jeudi 17 février, date qui coïncide avec la célébration du bicentenaire du groupe familial, Franceinfo Culture s'est penché sur son projet de rachat d'Hachette, qui alarme tous les acteurs du monde du livre.

L'annonce par Vincent Bolloré de son projet de rachat du groupe Hachette Livre provoque émoi et interrogations dans le monde éditorial français. Alors que l'industriel breton fête le bicentenaire de son groupe jeudi 17 février, franceinfo Culture a enquêté sur son dernier projet, le dernier peut-être avant qu'il ne passe la main à ses héritiers et qui inquiète tant les acteurs du livre.
De quoi s'agit-il exactement ?
 

Vincent Bolloré a annoncé le 16 septembre 2021 son intention de racheter des parts d'Amber Capital (groupe Lagardère). Trois mois plus tard, c'est chose faite. Ce processus va lui permettre en lançant une OPA (offre publique d'achat) de prendre le contrôle sur la totalité du groupe Lagardère, propriétaire entre autres d'Hachette Livre, Europe 1, le JDD, ou Paris Match.

En mettant la main sur Hachette Livre, leader du secteur, l’industriel breton, déjà à la tête d'Editis (numéro 2 de l'édition, appartenant à Vivendi), sera en position de fusionner les deux plus importants groupes d'édition français. Conséquence : une concentration inédite dans le secteur. Grasset, Fayard, Stock, Calmann-Levy, Le Livre de poche, Larousse, Hatier et bien d'autres encore viendront ainsi s'ajouter aux déjà nombreuses maisons d'édition du groupe Editis : Plon, Julliard, La Découverte, Bordas, Le Cherche Midi, Nathan, Perrin, Bordas, Bouquins….

Ce mastodonte, s'il voit le jour, couvrira l'ensemble de l'offre éditoriale, lui donnant une position dominante dans de nombreux secteurs de l'édition, du livre de poche à l'édition scolaire et parascolaire, en passant par la littérature générale ou les livres pratiques. Une puissance renforcée par une concentration dans la diffusion et la distribution, et par l'implantation importante du groupe Hachette à l'étranger.
 
Vincent Bolloré peut-il fusionner ces deux groupes en l'état ?
 

Une telle opération de concentration ne peut pas avoir lieu sans un contrôle de la Commission européenne. C'est ce qui s'était déjà produit en 2002-2004, quand Jean-Luc Lagardère avait racheté la totalité de VUP (Vivendi Universal Publishing). Il avait dû se séparer d'un certain nombre d'actifs, à la demande de la Commission européenne, qui avait planché sur le dossier pendant plus d'un an.

Mais aujourd'hui, du fait de l'implantation internationale d'Hachette, "il y a toute une partie de son périmètre qui va tout simplement échapper à la Commission européenne, et notamment la Grande-Bretagne en raison du Brexit", prévient Jean-Yves Mollier, professeur d'histoire contemporaine spécialiste du monde du livre, dans un entretien à L'Express.

Après l'expérience de 2002 avec Lagardère, il est fort probable que Vincent Bolloré soit contraint de se séparer de tout ou partie d'Editis, ou d'une partie des actifs d'Hachette, ou bien un peu des deux. Les scénarios vont bon train, sachant que la Commission européenne ne permettra pas une telle concentration.

"Le moins pessimiste des scénarios serait qu'il cède le groupe Editis dans sa totalité", explique un éditeur, qui rappelle combien Editis a déjà été fragilisé quand Lagardère en a pris le contrôle en 2002, pour en céder 60 % dans la foulée, depuis revendu trois fois en 18 ans. 
 
Pourquoi Vincent Bolloré s'intéresse-t-il soudain à l'édition ?
 

La question reste en suspens. Les aspirations de Vincent Bolloré, n'ont pas été clairement précisées par l'intéressé. Auditionné le 19 janvier 2022 devant le Sénat, il a simplement déclaré que cette opération était "un projet uniquement économique", "sans arrière-pensée politique ou idéologique".

Certains éditeurs ont pourtant du mal à le croire, et craignent que les intentions de Vincent Bolloré ne soient pas exclusivement économiques. "Quelle est l'intention ? Je ne crois pas que l'objectif est de préserver la diversité du panorama éditorial", s'inquiète Françoise Nyssen, présidente du directoire d'Actes Sud dans une interview à franceinfo Culture. "Il y a des choses que l'on ne peut pas ignorer : quand Albin Michel a décidé de ne plus éditer Eric Zemmour, il a été accueilli par Editis… C'est aussi comme ça que l'on peut diffuser de façon massive, et soutenir un courant d'idées unique, qui est celui que nous connaissons", ajoute l'ancienne ministre de la Culture. "Si l'on va vers une culture unique dans un discours unique, c'est inquiétant. On est très, très, très inquiets" insiste Françoise Nyssen.

Une autre hypothèse est avancée sur les visées de Vincent  Bolloré : il s'agirait pour le groupe de renforcer les liens entre les différents secteurs de la création, littérature, cinéma, musique, jeux vidéos, spectacle, pour optimiser la création de contenus sur différents supports.

Une stratégie qui donnerait à ce nouveau groupe d'édition une force de frappe inégalée. L'écrivain Christophe Hardy, président de la société des gens de lettres (SGDL) s'inquiète dans Le Monde que le livre ne soit transformé en "produit de simple contenu", et que les fictions ne deviennent "qu'un alibi pour créer une série, une adaptation télé et un maximum de produits dérivés".
 
Cette fusion menace-t-elle la diversité du paysage éditorial français ?
 

Le SNE (Syndicat national de l'édition) s'est inquiété dans un communiqué (non signé par Editis et Hachette) publié le 4 janvier 2022, de "la menace d’une concentration telle que le marché français du livre n’en a jamais connue". Pour Françoise Nyssen, "on est en face d'un groupe qui pourra capter les "gros" auteurs avec sa puissance de communication, sa puissance médiatique (Havas, les journaux, les télés) et avec sa capacité à décliner un livre sur d'autres supports, comme des séries pour la télé, par exemple".

Une puissance de frappe qui risque selon les éditeurs de fragiliser l'équilibre économique des maisons d'éditions, et de mettre en péril "un accès équitable au marché de détail et au marché des droits, comme aux matières premières et aux médias", assure le SNE, estimant cette condition "nécessaire au développement équilibré de notre secteur d’activité, porteur de forts enjeux sociaux, éducatifs et culturels".

Autrement dit, les éditeurs craignent que cette puissance nuise à la diversité éditoriale, avec un risque de concentration sur les auteurs à forte valeur ajoutée, au détriment des découvertes ou des auteurs plus confidentiels.
 
Quels sont les risques d'une concentration dans la distribution ?
 

Autre épine de ce dossier : la distribution. Cette fusion mettrait entre les mains d'un seul acteur une grande partie de la distribution, notamment dans les petits points de vente, comme les maisons de presse, ou les rayons livre des supermarchés.

"Il faut se souvenir que quand Louis Hachette a lancé les points de vente de livres dans les gares en même temps que les réseaux ferroviaires se développaient en France, c'était une très bonne idée", explique un éditeur, "mais il y a eu des débats au parlement en 1850 pour alerter sur les dangers d'une telle concentration d'un réseau de distribution aussi puissant. D'autant que dans ces points de vente, on ne vendait que les livres favorables aux partis politiques que soutenaient Louis Hachette ! Ça rappelle quelque chose non ?", souligne un éditeur.
 
En quoi les librairies seraient-elles impactées ?
 

"Les relations entre les éditeurs et les libraires sont déjà très déséquilibrées, en faveur des éditeurs", souligne Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française. "Avec cette fusion, il deviendra difficile voire impossible pour les libraires de négocier de bonnes conditions commerciales, avec un rapport de force écrasant en faveur de ce groupe, dont les libraires ne peuvent pas se passer." 

"Nous sommes déjà dans une économie précaire. Il faut savoir que la librairie est le commerce le moins rentable de France. Si cette fusion a lieu, le nouveau groupe constitué par Hachette/Editis représentera 50% du chiffre d'affaires des libraires, voire plus dans certains domaines comme les livres pratiques ou les livres scolaires."

Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française à franceinfo Culture
"Comment se passer d'un groupe qui représente la moitié de notre chiffre d'affaires, et qui publie quasiment tous les best-sellers ? Si on regarde les dix meilleures ventes de 2021, il y en a huit qui sont distribuées par Hachette ou Editis. On ne peut pas se passer d'Astérix, de Musso… " affirme Guillaume Husson.

"Le rôle des libraires, c'est de défendre la diversité. Si elle se réduit, si le marché tourne essentiellement sur des best-sellers, alors on peut même dire qu'on n'aura plus besoin des librairies."

Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française à franceinfo Culture
"Avec la force logistique d'un tel groupe, cela remet en question l'accès à la vente des petits éditeurs indépendants. C'est un risque pour la diversité éditoriale, et c'est préjudiciable pour les éditeurs, c'est préjudiciable pour les auteurs, mais c'est aussi préjudiciable pour les librairies".
 
Cette fusion peut-elle servir à lutter contre le géant Amazon ?
 

"En France, ce n'est pas en écrasant la concurrence, qu'on se grandit. La culture ne devrait pas être dominée par la finance, c'est dangereux", alertait Antoine Gallimard, interrogé sur France Inter le 9 février. "La façon dont Vincent Bolloré tente d'expliquer qu'il faut créer un champion européen pour faire face aux Gafam est absurde", a-t-il aussi déclaré fin janvier dans les colonnes du Figaro. "L'enjeu n'est pas là pour l'édition. Il est plus civilisationnel, avec l'idée qu'une partie du lectorat se détourne des livres pour privilégier les divertissements sur les écrans", estime l'éditeur. 

Françoise Nyssen réfute elle aussi cet argument de Vincent Bolloré, avec cette image : "pour lutter contre le gros requin, il faut une multiplicité de petits poissons qui se mettent en banc et qui font un gros poisson. Je pense que c'est la meilleure façon de lutter contre Amazon".

"L'argument Amazon ne tient pas", explique également Guillaume Husson, "Amazon est arrivé en France en 2000, et en 22 ans, il n'a pas dépassé 10 % de parts du marché du livre, contre 37 % pour les librairies indépendantes. Ce qui n'est pas du tout le cas aux Etats-Unis par exemple, où Amazon détient 54 % du marché du livre, et 6% pour les librairies indépendantes. En France le marché du livre est très résistant grâce au prix unique du livre, et parce qu'il y a des librairies, parce qu'il y a des chaînes culturelles, comme la Fnac Cultura ou les espaces culturels de Leclerc, qui sont des concurrents d'Amazon également. Il y a donc une configuration du marché qui permet de mieux résister au géant Amazon, dont la stratégie est de casser les prix", avance Guillaume Husson. "Et même aux Etats-Unis, le ministère de la justice a souhaité bloquer la fusion entre deux groupes majeurs du marché américain (Penguin Random cherche à racheter Simon & Schuster), c'est bien la preuve que l'argument de la concentration pour contrer Amazon ne tient pas", précise Guillaume Husson.
 
Quels sont les risques économiques pour les maisons d'édition des deux groupes ?
 

Les éditeurs craignent un découpage chirurgical en cas de cessions multiples. En 2004, Lagardère avait cédé 60 % du groupe VUP, une opération qui a donné le jour à Editis, mais qui l'avait aussi fragilisé. Martine Prosper, secrétaire générale du Syndicat national du livre et de l'édition CFDT, interrogée par Le Monde, redoute des licenciements massifs et "des dommages humains prévisibles."

L'autre appréhension des éditeurs concerne la financiarisation de l'édition, qui obligerait les maisons d'édition à augmenter leurs bénéfices, au détriment de l'éditorial. "L'édition est un métier très artisanal" rappelle Françoise Nyssen. "On publie un livre après l'autre, avec la spécificité de ce livre, avec je dirais sa singularité, en accompagnant l'auteur, en fonction de ce qu'est ce livre. Ce n'est pas un processus répétitif, systématique, c'est un processus de prototype", insiste d'éditrice.

Mais en même temps, c'est "un métier industriel", explique un autre patron d'édition qui préfère s'exprimer en off. "Un groupe c'est un ensemble avec des outils pour les maisons d'édition. C'est ça qui fait un groupe, des maisons d'édition internes, celles qui appartiennent au groupe, des maisons d'éditions indépendantes, et des moyens de distribution. Si on déshabille un groupe d'un certain nombre de ses maisons d'édition, la distribution va tourner à vide, et cela va fragiliser le groupe. C'est un équilibre fragile". Selon lui, Editis, déjà affaibli, ne survivra pas si on l'ampute à nouveau.
 
Pourquoi les auteurs, eux aussi, sont-ils inquiets ?
 

Un collectif d’écrivains, parmi lesquels Belinda Cannone, Irène Frain et Christophe Hardy, s’inquiète, dans une tribune au Monde de cette concentration, qui constitue selon eux une "menace la liberté de création et d’expression", et un "péril pour la biodiversité littéraire".

"Cet événement nous concerne parce qu’il engage notre avenir (…) L’économie du livre est notre affaire", avancent les auteurs signataires, inquiets aussi pour leurs droits : "Quelle marge de négociation pour faire valoir nos droits nous restera-t-il dans un monde sans mise en concurrence possible ?", questionnent-ils dans cette tribune.

Ils rappellent également que "dans un secteur comme l’édition, qui concourt à la vitalité du débat démocratique grâce à la confrontation des opinions et des idées, une concentration excessive menace les libertés de création et d’expression".

"Nous ne sommes pas des produits que l’on achète et que l’on revend, en transférant nos contrats d’une industrie culturelle à une industrie de la communication ou du divertissement…", affirment les auteurs, qui souhaitent comme les journalistes, bénéficier d'une clause de conscience.
 
Cette concentration comporte-t-elle un "risque pour la démocratie" ?
 

"On a entendu Zemmour, qui voudrait intervenir sur les manuels scolaires, c'est important de faire entendre ce danger, parce que derrière tout ça, il s'agit aussi d'un débat d'idées, et de notre démocratie", estime Françoise Nyssen.

"Par rapport au pouvoir médiatique de Vincent Bolloré, je pense qu'il ne faut pas se faire un film, par contre, l'écrit est à la racine des pensées les plus abouties, les pensées fortes. Écrire un livre de 300 pages, ce n'est pas rien, et donc il me semble que l'écrit est à la racine des autres médias", estime un éditeur.

"La puissance de l'écrit irrigue les autres médias, y compris le cinéma, donc oui, la concentration sur l'écrit induit une concentration dans les industries culturelles et créatives, donc oui, c'est vraiment un problème important, et probablement un problème démocratique."

"Si un seul grand groupe concentré a accès au marché, et que vous dites des choses pas très agréables sur l'actionnaire de ce groupe, il ne vous publiera pas, et c'est naturel. On ne verrait pas un livre contre Gallimard, qui serait publié par Gallimard, donc on comprend bien qu'il ne va pas y avoir un livre contre Bolloré, publié chez Bolloré, ça ne me choque pas, par contre il faut que ce livre puisse être édité ailleurs, et chez un éditeur qui a accès au marché. Donc si un seul acteur concentre le pouvoir d'éditer, et le pouvoir de distribuer, cela pose évidemment un problème", précise l'éditeur.  
 
Pourquoi les acteurs de la chaîne du livre se mobilisent-ils avant même le lancement de l'OPA ?
 

Depuis les annonces en septembre de l'éventualité d'une fusion entre Editis et Hachette, les acteurs du livre se mobilisent. Antoine Gallimard est monté au créneau, suivi par Vincent Montagne, président de Media Participation, troisième groupe éditorial français, et du Syndicat national du livre, qui regroupe plus de 700 éditeurs. La patronne d'Actes Sud, avec l'Ecole des loisirs et les libraires ont aussi interpellé la Commission européenne.

Ils se sont tous mobilisés avant même le lancement officiel de l'OPA. "Comme le groupe Gallimard, nous avons trouvé préférable prendre les devants", explique Guillaume Husson, qui dit ne pas avoir voulu "subir le timing" de Vincent Bolloré, qui selon lui "prend son temps" pour finaliser l'opération.

"Il y a, et il y aura de toutes façons des échanges entre Vivendi et la Commission européenne, mais nous aurons une voix à porter pour défendre la position des libraires. Nous nous sommes manifestés en tant que 'tiers intéressé', c'est la terminologie consacrée, et nous avons déjà eu beaucoup d'échanges avec la Commission", confie-t-il. 

"Nous expliquons à la Commission européenne ce que sont les libraires, ce qu'ils font, quelles relations nous avons avec les éditeurs, comment nous travaillons avec un diffuseur, avec un distributeur, quel est le poids actuel des deux groupes... Tous ces nombreux éléments serviront le moment venu, quel que soit le scénario qui sera sur la table."

Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française à franceinfo Culture
"L'OPA n'a pas encore été lancée, mais dès que la Commission européenne sera notifiée, il y aura sans doute des auditions, une enquête qui durera au moins une année", pronostique un éditeur. En attendant, le monde de l'édition tente de sensibiliser l'opinion et la Commission européenne sur les risques qu'ils voient dans cette fusion des deux plus gros groupes éditoriaux français. "Et si la Commission ne prend pas les bonnes décisions, je peux vous dire qu'il faudra s'attendre à des procédures, voire à des procès", conclut ce même éditeur.
 
 
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